La Quatrième Coupe

(Voici un extrait de La Parole s’est Faite Chair, qui trace le lien entre la Paque Juive et la Cène chrétienne, que nous fêtons plus particulièrement aujourd’hui en ce Jeudi Saint)

Il faisait chaud. L’endroit regorgeait de l’odeur du bois d’olivier qui brûle et de celle de la viande. Les murs de la pièce hésitaient entre l’ocre et le gris. La lune scintillait sur l’eau à travers la fenêtre. Les braises crépitèrent, des agneaux bêlèrent sous la fenêtre. Une jeune fille, une servante, se tint à droite de la porte, ses cheveux noirs et bouclés, le tissu de sa robe rude et mal coupé. Un homme entra, et sourit. Il portait un habit tissé d’une seule pièce. Elle avait préparé une bassine d’eau chaude. Elle ne comprit pas pourquoi il voulait prendre sa place. Il s’agenouilla devant la bassine. Elle recula, gênée d’avoir laissé un homme si grand prendre une place si petite. Entrèrent alors les autres. Le premier, un homme roux d’une trentaine d’années, marqua un recul lorsqu’il vit qui l’accueillait. L’homme agenouillé lui indiqua de s’approcher, et commença à lui laver les pieds. L’homme roux lâcha, effaré :

— Mais… Josué… ? 

— Ne t’inquiète pas Képhas, je sais ce que je fais.

Képhas hésita encore, puis se laissa faire.

D’autres passèrent la porte, chacun réagit différemment : les uns rougirent, les autres sourirent – l’un d’eux s’agita, le mépris sous-tendant un instant ses traits.

Dans la pièce haute se trouvait une table où étaient disposées quatre coupes de vin. Une bougie brillait sur une pile de trois pains sans levain (matzah), les légumes, les herbes amères (maror) et l’eau salée rappelant les larmes des enfants d’Israël. Josué prit la première coupe et pria la prière de Kiddouch, de bénédiction, sur la première coupe :

— Boré féri ha guéfène ! Béni sois-tu, Seigneur, notre Dieu, le créateur du fruit de la vigne ! Tu nous as donné cette fête du pain sans levain, le temps de notre délivrance en souvenir de notre départ d’Égypte. Béni es-tu qui nous a donné la vie et nous a permis de vivre cette saison[1] !

Tous se lavèrent une première fois les mains. Josué prit le matzah du milieu et le brisa. Yohan, un adolescent, prit la parole :

— Josué…

— Oui, Yohan, qu’y a-t-il ?

—  Josué, pourquoi cette nuit est-elle différente des autres nuits ? Les autres nuits, nous mangeons du pain avec ou sans levain, mais ce soir nous ne mangeons que du pain sans levain. Pourquoi ?

— Écoutez ! répondit Josué. Le Dieu de gloire apparut à notre père Abraham et il lui dit : « Quitte ton pays et ta famille, et va dans le pays que je te montrerai… »

La narration, ou Haggada, commença… Josué résuma l’histoire d’Israël ; l’alliance entre Dieu et Abraham, la naissance d’Isaac ; Jacob et les douze patriarches ; Joseph, la naissance de Moïse et l’Exode, jusqu’au moment où Moïse reçut la Loi sur la montagne du Sinaï[2].

Josué cita le livre de Chemote[3], les paroles de l’alliance ancienne : « Je vous ferai sortir de dessous les souffrances d’Égypte ! Je vous affranchirai par un bras tendu, et je vous prendrai pour être un peuple ! » Puis il prit la deuxième coupe, priant :

— Béni es-tu, ô Seigneur notre Dieu, roi de l’univers, qui a crée le fruit de la vigne…

L’un d’eux tendit la main vers la deuxième coupe, but, et passa la coupe à son voisin. Chacun se lava de nouveau les mains. Le pain azyme fut béni, et consommé. Les herbes amères circulèrent, et chacun se servit une première fois, puis une deuxième fois avec du pain azyme. La jeune fille amena l’agneau rôti.

Josué reprit son récit, en expliquant la signification de l’agneau, des herbes amères et du pain sans levain. Il commença à psalmodier, et tous chantèrent avec lui :

— Louez l’Éternel ! Que le nom de l’Éternel soit béni, dès maintenant et à jamais ! Du lever du soleil jusqu’à son couchant, que le nom de l’Éternel soit célébré ! Qui est semblable à l’Éternel, notre Dieu[4] ? 

Yohann se leva, prit l’agneau rôti, les légumes, le pain sans levain[5] et servit les convives. Josué reprit la parole :

— Béni es-tu, ô Seigneur notre Dieu, roi de l’univers, qui fait jaillir le pain de la terre. Béni es-tu, toi qui nous a ordonné de manger le pain sans levain.

Quand l’agneau fut consommé, Josué prit le pain sans levain entre ses mains. Yohann, attentif, murmura : « Maintenant, Josué va bénir le pain puis le vin. Puis nous aurons les hymnes et ensuite pour finir le repas nous boirons la quatrième coupe. »

Josué rendit grâces :

— Béni sois-tu, Seigneur notre Dieu, roi de l’univers, le créateur du pain, fruit de la terre et du travail des hommes !

Il respira longuement sous le coup de l’émotion, et il reprit.

— Ce pain, prenez-le et mangez-le. Ceci est mon corps.

Tous les regards furent soudain rivés sur Josué. Après une longue hésitation, les convives rassemblés autour de la table continuèrent à réciter comme si il ne s’était rien passé :

— Que le nom du Seigneur soit béni, maintenant et toujours. Bénissons celui dont nous avons partagé les dons : béni soit notre Dieu, dont nous avons partagé les dons, c’est par sa bonté que nous existons. 

Puis ils se partagèrent le pain. Josué prit enfin la troisième coupe, en rendant grâces :

— Béni sois-tu, Seigneur Dieu, roi de l’univers, le créateur du fruit de la vigne…

Des regards inquiets s’échangèrent. Josué fixa la coupe. Après un long silence, il dit :

— Prenez cette coupe, et buvez-en tous, car ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui est répandu pour plusieurs, pour la rémission des péchés. 

Il leva la tête, et les regarda :

— Je vous le dis, je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne, jusqu’au jour où j’en boirai du nouveau avec vous dans le royaume de mon Père.

Yohann marmonna : « Nous devrions maintenant chanter les hymnes, le grand Hillel[6]. » Josué commença à chanter, et l’un après l’autre ils se joignirent à lui, hésitants. Puis Yohann demanda à Josué :

— À présent que nous avons chanté le grand Hillel, nous allons bien boire la quatrième coupe, l’apothéose de toute cette fête ?

Mais Josué se leva, fit signe de le suivre, et quitta la pièce.

Jésus et ses disciples fêtaient dans la chambre haute la Pâque juive[7], qui – hasard ?­ – encadre aussi le fameux chapitre 6 de l’Évangile de Jean où Jésus annonce«Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez son sang, vous n’avez point la vie en vous-mêmes. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang a la vie éternelle; et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est vraiment une nourriture, et mon sang est vraiment un breuvage.» Matthieu relie la Pâque et la mort de Jésus sur la Croix, en introduisant la Cène ainsi : « Vous savez que la Pâque a lieu dans deux jours, et que le Fils de l’homme sera livré pour être crucifié. » (Mt 26, 2)

Jean, lui, commence le récit de la Pâque ainsi : « Avant la fête de Pâque, Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde au Père, et ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout » (Jn 13, 1). L’expression utilisée en grec pour « jusqu’au bout » est eis telos, qui signifie littéralement « jusqu’à la fin[8] ». S’agit-il de la fin de la fête Pascale ? Ou la fin désigne-t-elle la Croix ?

Quelle est l’origine de la Pâque juive ?

L’Éternel dit à Moïse et à Aaron dans le pays d’Égypte : […] Le dixième jour de ce mois, on prendra un agneau pour chaque famille […] Ce sera un agneau mâle sans défaut […].

On prendra de son sang, et on en mettra sur les deux poteaux et sur le linteau de la porte des maisons où on le mangera. Cette même nuit, on en mangera la chair, rôtie au feu ; on la mangera avec des pains sans levain et des herbes amères. […] Vous n’en laisserez rien jusqu’au matin. […] C’est la Pâque de l’Éternel.

Cette nuit-là, je passerai dans le pays d’Égypte, et je frapperai tous les premiers-nés. […] Le sang vous servira de signe sur les maisons où vous serez ; je verrai le sang, et je passerai par-dessus vous, et il n’y aura point de plaie qui vous détruise, quand je frapperai le pays d’Égypte.

Vous conserverez le souvenir de ce jour, et vous le célébrerez par une fête en l’honneur de l’Éternel ; vous le célébrerez comme une loi perpétuelle pour vos descendants[9].

Dieu avait fait alliance avec son peuple par le sang de l’agneau sacrifié, faisant d’Israël son fils. Voilà pourquoi il frappait les premiers-nés d’Égypte :

Tu diras à Pharaon: « Ainsi parle l’Éternel: Israël est mon fils, mon premier-né. Je te dis : Laisse aller mon fils, pour qu’il me serve ; si tu refuses de le laisser aller, voici, je ferai périr ton fils, ton premier-né[10]. »

Pour survivre à la Pâque, le père devait prendre un agneau, le tuer, et mettre le sang versé sur les poteaux et les linteaux des portes. Mais si la famille se couchait sans en faire plus, le premier-né serait mort au réveil : il fallait aussi manger l’agneau. Les générations suivantes célébrèrent la Pâque pour faire mémoire de l’Alliance que Dieu avait conclu avec son peuple – et c’est exactement ce que faisait Jésus.

Dans l’Évangile de Marc je lisais :

Pendant qu’ils mangeaient, Jésus prit du pain ; et, après avoir rendu grâces [eulogeo], il le rompit, et le leur donna, en disant : « Prenez, ceci est mon corps. » Il prit ensuite une coupe ; et, après avoir rendu grâces [eucharisto], il la leur donna, et ils en burent tous. Et il leur dit : « Ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui est répandu pour plusieurs »[11].

À l’occasion de la célébration de l’ancienne Alliance, Jésus proclame une nouvelle Alliance :

Il prit le pain et, après avoir rendu grâces, le rompit, et dit : « Ceci est mon corps, qui est rompu pour vous ; faites ceci en mémoire de moi. » De même, après avoir soupé, il prit la coupe, et dit : « Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang ; faites ceci en mémoire de moi toutes les fois que vous en boirez. »[12]

Dieu nous demande de faire mémoire de la nouvelle Alliance, comme il avait demandé au peuple d’Israël de fêter la Pâque ; comme l’ancienne, la nouvelle Alliance nous libère et ouvre les portes de la terre promise.

Jésus s’est incarné dans une histoire, au sein d’un peuple qui avait ses coutumes ; l’une d’entre elles est la fête de la Pâque. Elle comporte quatre coupes. La première partie commençait par une prière de bénédiction – ou kadush – sur la première coupe de vin. Puis tous partageaient un plat d’herbes amères vertes. Commençait alors la deuxième partie, la liturgie de la Pâque proprement dite, tirée du chapitre douze du livre de l’Exode (voir plus haut). Le récit était lu à voix haute, puis le plus jeune parmi les participants posait certaines questions au plus âgé. Tous les participants chantaient ensemble le petit hillel, le Psaume 113, puis partageaient la deuxième coupe. Venait ensuite le plat principal : le pain sans levain et les herbes amères étaient servis, puis l’agneau rôti. Le célébrant bénissait la troisième coupe de vin, la coupe de bénédiction, à laquelle tous boivent. La liturgie culminait avec la quatrième coupe de vin. Celle-ci n’était pas partagée immédiatement. D’abord tous chantaient ensemble le grand hillel, les Psaumes 114, 115, 116 , 117 et 118. Quand sonnait la note finale, la coupe passait parmi les participants. Elle signifiait la communion entre Dieu et les membres de la famille de Dieu : elle symbolisait l’Alliance de Dieu avec son peuple.

Cette structure est la même aujourd’hui comme depuis des millénaires. Mais Jésus s’en écarte. Il dit qu’il ne boira plus jamais de vin afin d’en boire de nouveau dans le royaume de Dieu. Les disciples chantèrent les hymnes puis allèrent au mont des Oliviers (cf. Mt 26, 30, Mc 14, 26). Jésus, volontairement, ne termine pas le repas pascal : la quatrième coupe n’est pas consommée.

Jésus est allé au mont des Oliviers et a prié avec une grande émotion à l’approche de la Croix :

« Mon Père, s’il est possible, que cette coupe s’éloigne de moi ! Toutefois, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux. […] Mon Père, s’il n’est pas possible que cette coupe s’éloigne sans que je la boive, que ta volonté soit faite ! » […] Il pria pour la troisième fois, répétant les mêmes paroles[13].

De quelle coupe Jésus parlait-il ? Dans Isaïe, Dieu promit d’enlever la coupe de colère que méritait son peuple[14], et à la Croix, Jésus a consommé la coupe de colère qui nous était destinée. Mais dans ce contexte, la coupe était aussi la coupe manquante de la liturgie pascale.

Sur le chemin du Golgotha, ils lui avaient proposé du vin mêlé de myrrhe, mais il n’en prit pas (cf. Mc 15,23). Jésus s’était tenu à son abstention alors même que la myrrhe, opiacée, aurait soulagé sa douleur.

Que signifie « boire du fruit de la vigne dans le Royaume de son Père » ?

Jean, dans le chapitre 12 de son Évangile, commence par : « Six jours avant la Pâque… » et achève sur : « Avant la fête de Pâque… » (Jn 13, 1). Le chapitre tout entier est tourné vers la Pâque : « Jésus leur répondit : L’heure est venue où le Fils de l’homme doit être glorifié » (Jn 12, 23).

Le Fils n’est-il pas glorifié lorsqu’il entre dans le Royaume de son Père ? Jésus explique encore :

« Si le grain de blé qui est tombé en terre ne meurt, il reste seul ; mais, s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. Celui qui aime sa vie la perdra, et celui qui hait sa vie dans ce monde la conservera pour la vie éternelle. Si quelqu’un me sert, qu’il me suive ; et là où je suis, là aussi sera mon serviteur. Si quelqu’un me sert, le Père l’honorera. Maintenant mon âme est troublée. Et que dirai-je ? […] Père, délivre-moi de cette heure ? […] Mais c’est pour cela que je suis venu jusqu’à cette heure. Père, glorifie ton nom ! » Et une voix vint du ciel : « Je l’ai glorifié, et je le glorifierai encore. »[15]

Un deuxième thème complète celui de la gloire. Jésus parle de la graine qui doit mourir pour porter du fruit ; il s’agit donc de ne pas préférer sa vie à l’acquisition de la vie éternelle. Il fait ainsi référence à son sacrifice imminent sur la Croix. « Délivre-moi de cette heure » faisait écho à la phrase trois fois prononcée dans l’évangile de Matthieu et celui de Marc : « Mon Père, s’il est possible, que cette coupe s’éloigne de moi ! » Trois versets plus loin : « Maintenant a lieu le jugement de ce monde ; maintenant le prince de ce monde sera jeté dehors. Et moi, quand j’aurai été élevé de la terre, j’attirerai tous les hommes à moi » (Jn 12, 31-33).

Un troisième thème pouvait être mis en lumière : la fin du règne du prince de ce monde et donc le début du règne de Dieu, qui aurait lieu quand le Christ serait élevé de la terre. Pouvait-on relier la glorification de Jésus à son élévation ?

Mais l’évangéliste continuait : « En parlant ainsi, [Jésus] indiquait de quelle mort il devait mourir. »

Avec cette remarque finale, Jean fait apparaître la dernière pièce du puzzle, celle qui donne à l’ensemble une cohérence nouvelle. Où Jésus allait-il être élevé ? Sur la croix. Quelle œuvre accomplirait-il sur la croix ? La fin du règne du prince de ce monde et donc l’avènement du royaume de Dieu. Jésus ne glorifiait-il pas son Père en faisant sa volonté ? N’était-il pas ainsi le premier-né d’entre les morts, nous ouvrant le chemin vers la vie éternelle ?

L’obéissance du Fils au Père était à la gloire du Père et ne se comprend que dans le mystère trinitaire. Hans Urs von Balthasar écrit :

Si le monde devait entrer en existence selon l’image originelle de l’« Autre » qu’est le Fils, nous ne pouvons pas parler humainement autrement qu’en disant ceci : faisant l’hypothèse de la réussite du monde, le Père prie (en premier !) son Fils de se porter garant du salut du monde. En réponse à cette prière, le Fils prie le Père de pouvoir entreprendre cette œuvre de glorification. […] La liberté de Dieu, par laquelle nous sommes, demeure impénétrable ; mais nous pouvons, avec le Fils « notre Seigneur », rendre grâce (eucharistein) au Dieu tri(u)nitaire, tout à la fois pour notre existence et pour notre salut[16].

La glorification de Jésus et le royaume de Dieu s’accomplissent sur la Croix. Avant le récit de la crucifixion, on peut lire : « C’était la préparation de la Pâque, et environ la sixième heure. Pilate dit aux juifs : “Voici votre roi” » (Jn 19, 14).

Lors de la préparation de la Pâque, à la sixième heure, alors que les prêtres s’apprêtaient à tuer l’agneau pascal dans le Temple[17], Jésus se préparait à être crucifié. Puis, après la crucifixion :

Les soldats, après avoir crucifié Jésus, prirent ses vêtements, et ils en firent quatre parts, une part pour chaque soldat. Ils prirent aussi sa tunique, qui était sans couture, d’un seul tissu depuis le haut jusqu’en bas[18].

Jésus portait les habits que la loi exigeait pour le sacrificateur pascal (cf. Ex 28 et Lv 19). L’usage voulait que les bourreaux achèvent les crucifiés en brisant leurs jambes, mais les soldats ne le suivirent pas pour Jésus qui était déjà mort. Pourquoi ? « Afin que s’accomplissent les Écritures : « Aucun de ses os ne sera brisé » (Jn 19, 36). Il s’agit d’une référence à la fois aux Psaumes 34 et 22 et à la Pâque Juive : en sacrifiant et en mangeant l’agneau de la Pâque, « vous ne briserez aucun de ses os » (Ex 12, 46).

Après cela, Jésus, qui savait que tout était déjà consommé, dit, afin que l’Écriture fût accomplie : J’ai soif. Il y avait là un vase plein de vinaigre. Les soldats en remplirent une éponge, et, l’ayant fixée à une branche d’hysope, ils l’approchèrent de sa bouche. Quand Jésus eut pris le vinaigre, il dit : Tout est accompli. Et, baissant la tête, il rendit l’esprit[19].

À la lecture de ces éléments, trois questions émergèrent en moi :

– Jésus dit : « Tout est accompli ». Que désignait-il par tout ?

– Quelle Écriture fut accomplie quand Jésus prononça les mots : « J’ai soif » ?

– Jésus avait promis de ne pas boire du fruit de la vigne avant d’être dans la Maison de son Père, et pourtant il consomma du vinaigre. Pourquoi ?

Fallait-il faire correspondre absolument tout à l’œuvre rédemptrice de Jésus sur la Croix ? « Il a été livré pour nos offenses, et est ressuscité pour notre justification » (Rm 4, 24). La résurrection vient compléter l’œuvre de la Rédemption, donc je pouvais en déduire qu’au moment de sa mort, la Justification n’est pas encore pleinement accomplie. Les deux accomplissements (l’Écriture, et « tout ») ne seraient-ils pas une seule et même action ? Jésus, après avoir passé quelques heures sur la Croix en plein soleil méditerranéen, dit : « J’ai soif ». Pouvions-nous croire qu’il s’agissait là de son premier accès de soif ? C’est peu probable. Jésus dit qu’il a soif afin d’accomplir les Écritures[20]. Il accomplit déjà les paroles du Psaume : « Ils m’abreuvent de vinaigre » (Ps 69, 22). Mais une coupe manquait au repas Pascal, Jésus buvait du vin en disant : « Tout est accompli. » Cet « accompli » partage en grec une étymologie avec le « jusqu’au bout » (« il les aima jusqu’au bout »), par lequel Jean introduit le récit de la Pâque juive. Ce même Jean termine le récit de la crucifixion par un renvoi à ce verset.

Désormais, tout s’articulait parfaitement. En acceptant la présence du Jésus dans le pain et le vin les choses prenaient sens :

– Jean-Baptiste annonce « l’Agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde » (Jn 1, 29). Dans l’Apocalypse, le narrateur voit « un agneau qui était comme immolé » (Ap 5, 6) devant lequel les vingt-quatre vieillards se prosternent.

– Jésus porte l’habit du sacrificateur[21], et vérifiait les conditions requises pour l’Agneau pascal : il était sans tache, aucun de ses os n’avait été brisé.

– Jésus annonce sa glorification et le royaume de son Père : il sera élevé de la terre pour attirer à lui tous les hommes. Et l’Evangéliste ajoute : « En parlant ainsi, il indiquait de quelle mort il devait mourir » (Jn 12,31-33).

– Jésus commence le repas pascal sans le terminer, en déclarant : « Je ne boirais pas de cette coupe avant de la boire de nouveau dans le royaume de mon Père[22]. » Jésus refuse de boire du vin sur la route de Golgotha, mais il en boit sur la Croix en disant : « Tout est accompli. »

– Sur la Croix, Jésus boit la quatrième coupe du repas pascal, qu’il accomplit ainsi. Cette coupe est à la fois celle de la malédiction et de la colère, et celle de la nouvelle Alliance : Jésus prend sur lui le poids de mon péché et fait ainsi de moi un enfant de Dieu.

– Il inclut la Croix dans le repas pascal, dont il fut à la fois le sacrificateur (car il offrait le sacrifice, comme l’indiquaient ses habits) et le sacrifice, l’Agneau de Dieu immolé, dont aucun os n’a été brisé.

Comment fallait-il compléter le sacrifice pascal ? Quel acte venait entériner à la fois l’alliance et le sacrifice ? Il fallait manger la chair de l’Agneau.

Le repas pascal – et la vie du premier-né – nécessite que la famille mange l’agneau sacrifié à la Pâque. Jésus dit : « Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme, vous n’avez pas la vie en vous ». (Jn 6,53) Je compris alors que la Cène, à la suite du repas pascal, n’avait de sens que si le corps de Jésus était effectivement consommé.

Paul a déclaré : « Christ, notre Pâque, a été immolé » (1 Co 5,7). Donc nous n’avions plus besoin de rituel ? Non. « Célébrons donc la fête ! » (1 Co 5,8).

Le repas pascal culmine à la Croix et je pouvais y prendre part, célébrer la fête en mangeant l’Agneau qui se donne en sacrifice. En buvant la coupe de l’Alliance Nouvelle. En assistant au sacrifice pascal de Jésus sur la Croix.

[1] Cf. www.modia.org/infos/etudes/haggadah.html.

[2] Il s’agit également du discours d’Etienne (Ac 7,2-38). Dieu ordonne de raconter l’histoire d’Israël lors de la Pâque dans au moment de l’Exode (Ex 10,2; 12,26-27; et 13,8).

[3] Ex 6,6-7.

[4] Ps 113 et 114.

[5] Cf. Ex 12

[6] Ps 114 à 118.

[7] Cf. Mt 26,17-20

[8] C’est ainsi que le traduisent la Bible de Jérusalem et la King James Bible. La TOB dit « il les aima jusqu’à l’extrême ».

[9] Ex 12, 1-27.

[10] Ex 4, 22–23.

[11] Mc 14, 22-24.

[12] 1 Co 11, 24-25.

[13] Mt 26, 39-44.

[14] Cf. Is 51,17-52,15.

[15] Jn 12, 24.

[16] Hans Urs von Balthasar, Credo, Paris, France, Nouvelle Cité, 1992, II. 2.

[17] Car « c’était la préparation de la Pâque » ; voir aussi Flavius Josèphe, Les antiquités, 14, 4, 3.

[18] Jn 19, 23.

[19] Jn 19, 28-30.

[20] Jn 19, 28 Après cela, Jésus, qui savait que tout était déjà consommé, dit, afin que l’Écriture fût accomplie : J’ai soif.

[21] Cf Jn 19,23, Ex 28 et Lv 19.

[22] Cf Mt 26,29, Mc 14 ,25 et Lc 22,18.


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