Pourquoi il faut tomber amoureux d’un être brisé

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[Ce post est la traduction d’un article paru ici]

Elle était parfaite. Rétrospectivement, j’aurais dû me douter que quelque chose clochait.

Peut-être était-ce que j’avais mis du temps à chercher à développer des relations amoureuses et qu’elle était la première femme à qui j’ai proposé de sortir. Peut-être était-ce parce que nous nous sommes rencontrés par le biais d’une retraite de l’aumônerie de l’université et que je me disais qu’il s’agissait d’un signe que nous étions faits l’un pour l’autre. Peut-être était-ce tout simplement parce qu’elle dit “oui” quand je lui ai proposé une sortie. Quelle qu’en soit la raison, je pensais qu’elle était la femme la plus parfaite qu’il m’avait jamais été donné de rencontrer, et je me suis laissé envahir par ce sentiment.

Je suis même allé acheter des chaussures avec un ami. J’avais choisi une paire d’Adidas neuves, parce que dans l’esprit d’un étudiant il n’y a rien de tel que des chaussures de foot d’intérieur en cuir véritable pour charmer le cœur d’une dame. Elle a dû venir me chercher parce que je n’avais pas de place de parking sur le campus (plus précisément, pas de voiture du tout). Je portais les seules fringues que je possédais et qui n’étaient pas des t-shirts ou des shorts.

Enfin j’espère que c’était ce que j’ai fait.

Je me souviens de beaucoup de détails de cette sortie : le restaurant où nous sommes allés, ce dont nous avons parlé, et même le wrap au poulet que j’ai commandé mais que j’étais trop nerveux pour finir. (Sérieusement, jeune moi, un wrap au poulet ? Sérieusement ??). Je me souviens de mes amis que les serveurs avaient placés au hasard juste à côté de nous, et le clin d’œil admiratif qu’un de ces amis m’a balancé subrepticement. Mais il y a un souvenir particulièrement saillant qui me reste de ce jour-là.

Le moment où j’ai réalisé qu’elle n’existait pas.

Une vraie femme m’avait accompagné ce soir là. Nous n’étions pas dans “Beautiful Mind”. Cette femme est une vraie personne merveilleuse et sainte et pleine de bonté, et j’ai la chance de la connaître. Mais le “elle” dont je parle est le “elle” que je n’ai jamais rappelée après cette sortie. Une image que j’avais projetée sur le véritable être de la vraie femme qu’il y avait en face de moi, chargée d’attentes irréalistes et de suppositions. Une image qui m’a amené à passer une année en retrait émotionnel, coincé que j’étais sur une relation qui n’aurait jamais pu être puisque la personne avec qui j’espérais être en relation n’existait pas réellement. (A vrai dire, une partie de ce sentiment peut aussi être attribué au cours déprimant de littérature allemande que j’ai suivi cette même année. Dans la littérature allemande, tous les êtres aimés meurent…)

Voici l’objectivation que même des hommes et des femmes bons se retrouvent à perpétuer. Nous ne voulons pas l’appeler comme ça, comme si c’était “Un Péché qui Restera Sans Nom”. L’objectivation nous rappelle des choses honteuses comme le harcèlement de rue et la pornographie, les maux évidents et suspects habituels. C’est douloureux d’admettre qu’on puisse s’adonner à une telle chose alors que nos motivations semblaient si pures. Nous n’avions qu’une image positive de la personne, non ?

Au sens propre, l’objectivation signifie simplement traiter un sujet comme un objet. Si nous laissons nos attentes de qui est la personne (le sujet) prendre le pas sur la réalité, nous créons une chose (un objet). Nous transformons l’individu face à nous en Dorian Gray, ne cherchant à voir que les caractéristiques positives et cachant les blessures de leur âme comme s’il s’agissait d’un portrait sous papier bulle. J’étais “amoureux” de l’idée que je m’étais faite de la femme avec qui j’étais sorti, dans le sens d’avoir créé un lien émotionnel fort. En réalité, je n’aurais pas pu aimer romantiquement la vraie femme réelle en face de moi dans le peu de temps que nous nous étions connu, et lui vouloir du bien dans ce sens-là. Je ne la connaissais tout simplement pas assez. J’ai laissé sa réalité, et donc la plénitude de sa beauté, être masquée par une idéalisation.

Ce n’était pas sa faute. En fait, je ne crois pas qu’elle ait la moindre responsabilité là-dedans. Le plus souvent, nos propres blessures nous font mettre d’autres sur des piédestaux. Ou les arracher de leur juste place.

Cet extrait d’Apprendre la Mort de C.S. Lewis, écrit alors qu’il était en deuil de sa femme récemment décédée, trace bien plus clairement les contours de ce concept. Lewis prend conscience qu’il ne doit pas laisser libre cours à l’erreur d’aimer l’idée de Dieu, ou de sa femme, ou de son prochain, mais plutôt aimer la personne en vérité. Après tout, dit-il :

“…ne faisons-nous pas souvent cette erreur en ce qui concerne ceux qui sont encore vivants – qui sont avec nous dans a même pièce ? Nous parlons et agissons envers non pas l’être lui même mais envers l’image – presque le précis – que nous en avons construit dans nos propres esprits ? Et il doit s’en écarter assez fortement pour que nous ne le remarquions. Dans la vraie vie – et c’est une des façons dont elle diffère de la fiction – ses mots et ses gestes ne sont, si nous y prêtons vraiment attention, presque jamais “tout à son image”, c’est à dire, l’image que nous en avons. Il a presque toujours en main une carte que nous ignorions. ”

Lewis précise comment il sait que ceci se produit : “ma raison de supposer que je fais ça aux autres est le fait que je les vois si souvent me le faire de manière si évidente. Nous pensons tous avoir fait le tour de l’autre.”

Il y a un risque à aimer une vraie personne : on n’en fait jamais “le tour”, elle reste imprévisible. Tu pourrais me faire du mal, je pourrais te faire du mal, et il n’y a aucun moyen de savoir quand ni comment se défendre. Je dois permettre que ta brisure et ma brisure deviennent notre brisure. Si nous désirons un amour authentique, les autres ne peuvent pas exister envers nous comme une solution à nos souffrances et nos insécurités. Ils doivent en devenir les compagnons.

Companion. Du Latin companis. Briser le pain ensemble. Nos relations humaines sont inséparables de ce qui est brisé. Comme l’auteur chrétien Vince Havner écrit :

“Dieu utilise des choses brisées. Il faut une terre brisée pour produire une récolte, des nuages brisés pour produire de la pluie, du grain brisé pour donner du pain, du pain brisé pour donner de la force. C’est la boîte d’albâtre brisée qui donne le parfum. C’est Pierre, qui pleure amèrement, qui retrouve une place plus grande que jamais auparavant.”

Si tu veux de l’amour pour soigner tes blessures, sors avec du mercurochrome et des pansements. Il n’y a pas assez de bandages dans le monde pour couvrir les blessures d’une âme, pour la laisser guérir. Les blessures ne peuvent être guéries que dans la présence de la lumière, de l’air libre. Voilà précisément ma peur, celle que je retrouve parfois quand je m’applique à accepter la vérité de devoir aimer des personnes brisées. Pour permettre qu’on m’aime pleinement, je dois accepter qu’on voie mes brisures.

Nous voulons tous tomber en amour. Peu d’entre nous acceptent que notre amour soit tombé. Il nous faut tomber de notre fierté, ou, plus exactement, nous élever au-delà de notre fierté pour s’aimer en vérité. S’il m’est accordé le don d’une épouse, la bénédiction d’un mariage, le véritable amour nous demandera de reconnaître mutuellement notre brisure. Non seulement dans les grandes lignes, mais dans intimité de nos faiblesses. Je devrai l’inviter dans mes propres insécurités comme elle m’invitera dans les siennes. Se montrer nos visages l’un à l’autre avec leurs imperfections. Pas de retouche. Pas de photoshop.

Il me faudra mettre à nu mes insécurités qui m’empêcheront de montrer mon visage de profil dans nos photos de fiançailles. Révéler la profondeur de ma lutte contre ce sentiment de ne pas être à la hauteur par manque de signes extérieurs de réussite. Ou le fait que je dors la bouche ouverte.

Elle luttera peut-être avec une image négative persistante de son corps, même quand je lui dirai qu’elle est profondément belle. Elle croira peut-être qu’elle ne sera jamais à la hauteur de sa sœur qui a si bien réussi. Et puis cette obsession cachée qui la pousse à tenir absolument à ce que le dentifrice ne soit posé qu’à droite du lavabo.

Nous croirons peut-être que nous ne sommes pas ce que l’autre mérite.

Pour ce qui est du mérite, nous aurions raison.

Au mariage d’un ami – le même ami qui m’a laissé acheter des Adidas pour mon rencard – le prêtre suscita un moment de rire nerveux dans son homélie. Il se tourna vers la mariée et lui dit qu’elle ne méritait pas mon ami. Elle ne méritait pas son sens du sacrifice de soi, son humour, et ainsi de suite. Puis, se tournant vers mon ami, continua “et toi, tu ne la mérites clairement pas”. La liste qui suivit était bien plus longue.

Le Père J. avait complètement raison. Mon ami ne mérite pas les qualités de sa femme ni son amour. Et elle ne mérite pas les siens. Non pas parce qu’ils ne sont pas aimants ni fidèles, mais parce que nous ne “méritons” pas l’Amour, quel qu’il soit. C’est le don offert le plus gratuitement par notre Créateur, ce dont nous avons été créés, ce pour quoi nous sommes faits. Nous ne méritons pas un Sauveur dont le plus grand don est survenu alors qu’Il traversait son moment le plus vulnérable et apparemment brisé. Nous ne méritons pas de tomber amoureux. Le mot “mérite” tel qu’il est le plus communément utilisé n’a aucun rapport de près ou de loin avec le véritable amour.

Voici la terrible vérité de l’amour envers les personnes brisées : notre beauté est révélée dans nos brisures et non loin d’elles. La Beauté se trouve dans ce qu’une personne est réellement, telle qu’elle existe en vérité, tels qu’elle a été créée et telle qu’il lui est permis de continuer à exister par son Créateur qui l’aime tellement qu’il la fait exister précisément ainsi.

Comme le savait C.S. Lewis, “Toute réalité est iconoclaste. Ta bien-aimée terrestre, même dans cette vie, triomphe sans cesse sur la pauvre idée que tu t’en fais. Et c’est ce que tu veux, tu la veux elle, avec toutes ses résistances, ses défauts, ce qu’elle a d’inattendu. Dans sa réalité brutale et indépendante.”

Dans sa beauté brutale et indépendante.

Certes, Dieu veut que nous devenions parfaits. Nous sommes appelés à une perfection que nous accomplissions par Sa grâce et dans notre union avec Lui. Notre brisure ne se traduit pas par une justification du péché ou par un refus de laisser sa grâce nous grandir et nous guérir. L’Amour bannit les excuses de la brisure. Tout ceci est dans le vrai sens de la réalité, la réalité de nos manquements qui ne nous séparent pas de notre raison d’être, mais sont transformés dans ce qui nous aide à l’accomplir. La vérité de la brisure rachetée.

Si nous souscrivons au mensonge qui nous dit que nous trouverons l’amour avec quelqu’un qui n’est pas brisé, nous n’aimerons jamais une “personne”. Nous ne serons jamais qu’amoureux de quelque chose, nous n’aurons jamais qu’un amour inférieur pour quelque chose qui ne peut jamais exister dans cette réalité iconoclaste. Comme Vance Joy, nous disons : “Ce désordre était à toi, à présent ton désordre est à moi.”

A quelques exceptions près, Dieu n’a aimé que des personnes faibles et imparfaites. Et avec les mêmes exceptions, il nous demande d’aimer. Quant à la question de savoir qui fréquenter, de choisir avec qui tenter le processus de choix intentionnel et d’intangibilité folle qu’est tomber amoureux…

Ils seront brisés. Voilà un des premiers signes de quelque chose de bon.


 

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